- RÉVOLUTION ET EMPIRE (armée)
- RÉVOLUTION ET EMPIRE (armée)À la suite des travaux pionniers d’André Corvisier sur l’armée d’Ancien Régime, les recherches sur l’armée de la Révolution et de l’Empire se sont orientées vers l’étude sociale des soldats et des cadres des demi-brigades ou des régiments de la Grande Nation. Sans oublier, comme le soulignait jadis Marcel Reinhard et comme l’affirma aussi le général Gambiez, président de la commission internationale d’histoire militaire, que la finalité de l’armée est le combat, les historiens se sont donc interrogés sur la société militaire, ses rapports avec la société civile et avec l’État.1. L’armée royale et la RévolutionL’armée royale, en 1789, comptait environ 150 000 hommes, auxquels venaient s’ajouter, en temps de guerre, 75 000 hommes de la milice, réserve de troupes provinciales recrutées dans les campagnes par tirage au sort parmi les célibataires de dix-huit à quarante ans. Armée considérable par son contingent et dont la monarchie s’était efforcée de faire, par une série de réformes, un outil de combat de qualité. L’armée était pourtant, en 1789, traversée par une crise qui rappelait, d’une certaine manière, la crise de la société civile. Les soldats engagés volontaires étaient en majeure partie des Français, et les Suisses, Allemands ou Irlandais au service de la France ne formaient qu’une minorité. Ces soldats, en provenance des régions de l’Est et du Nord, notamment, étaient des hommes jeunes (50 p. 100 des soldats de l’infanterie de ligne avaient de dix-huit à vingt-cinq ans, et 90 p. 100 avaient moins de trente-cinq ans). À côté des briscards ayant quatre ans ou plus de service, on comptait une forte minorité de soldats de fraîche date. C’étaient des paysans et, pour les trois cinquièmes, des artisans des villes ou des campagnes frappés par la crise économique, non des mendiants ou des «gens de sac et de corde». La monarchie qui s’était essayée à les encaserner, sans y parvenir totalement, n’avait pas réussi à les dissocier complètement de la population. Celle-ci avait à l’égard des militaires une attitude mitigée de crainte et de compassion, elle ne les regardait plus en tout cas comme des gens sans aveux. Ces soldats se plaignaient de leur condition de vie. Le troupier gagnait 6 sous 8 deniers par jour, le pain coûtait 2 sous 6 deniers, et, avec ce qui restait, il fallait acheter de la nourriture, du linge et des chaussures. Beaucoup, malgré la loi, recherchaient un complément de solde en faisant de menus ouvrages pour l’habitant. Misère, indignité de la condition militaire aussi: certes, des officiers proches de leurs hommes les considéraient comme des sujets du roi ayant passé avec lui un contrat motivé et limité et se refusaient à les traiter de manière abjecte. D’autres, marqués par la défaite de Rossbach, s’étaient mis à l’école de la Prusse et pensaient que seule une discipline de fer automatisant le soldat pourrait créer une armée forte. Coups de baguette de fusil ou de plat de sabre tombaient ainsi, à la moindre peccadille, sur les épaules du fusilier ou du cavalier qui s’était rendu coupable d’une faute, même légère.Les soldats et les bas officiers qui les encadraient se plaignaient aussi de voir le recrutement et la promotion aux grades d’officier leur être interdits par la réaction aristocratique. Un fils de paysan ayant une certaine instruction savait qu’il ne serait jamais plus que caporal ou sergent. Quant aux fils de la bourgeoisie, en dépit de leurs talents – c’était le cas de Carnot –, ils ne pouvaient espérer plus qu’un grade de capitaine. 90 p. 100 des officiers étaient d’origine noble.L’armée était grosse de contestations, celles-ci apparurent au grand jour en 1789. Si les gardes-françaises, chargés du maintien de l’ordre à Paris, tirèrent sur une foule menaçante en avril, lors de l’émeute qui mit à sac la maison Réveillon, dans les semaines qui suivirent la désertion s’installa dans leurs rangs. À la veille du 14 juillet, la monarchie décida de faire venir des frontières vers la capitale près de 17 000 hommes, dont 15 000 Français. En partie travaillés par les «patriotes», ces soldats ou bien désertèrent (9 p. 100 de l’effectif) pour rejoindre les gardes-françaises et s’unir au peuple de Paris, ou bien indiquèrent clairement à leurs officiers qu’ils ne tireraient pas sur le peuple. Ainsi, le commandant de Royal-Cravattes informa-t-il ses supérieurs qu’il ne pouvait répondre de son détachement. À l’exception de quelques unités, et notamment des étrangers, la «force des baïonnettes» fit défaut, en juillet et en octobre, à la monarchie.En 1790 et 1791, la crise s’amplifia dans l’armée. On vit, dans près de la moitié des régiments d’infanterie, la contestation s’installer, des «assemblées de soldats», souvent encadrées par des bas officiers (appelés désormais sous-officiers) et quelquefois par des nobles tel Davout, réclamer une discipline plus humaine, exiger que leurs officiers leur rendent des comptes sur les sommes allouées à chaque régiment par le gouvernement. Ce fut ce dernier motif qui produisit la révolte, à Nancy, du régiment du Roi et des Suisses de Châteauvieux, en août 1790. Leur révolte fut noyée dans le sang par le général Bouillé.L’armée royale sembla se désagréger en 1790, de nombreux soldats désertèrent et ceux qui les remplacèrent, sortis du peuple en révolution, contestèrent de plus belle, d’autant que les sociétés de Jacobins les aidaient à connaître les droits nouveaux votés par l’Assemblée. Des officiers nobles, dégoûtés par la nouvelle loi qui donnait l’accès aux grades et aux fonctions à tous les citoyens selon leur talent et leur mérite, écœurés par l’indiscipline des sous-officiers qui essayaient de les évincer et attirés par la propagande contre-révolutionnaire, commencèrent à émigrer. Tous ne furent pas infidèles au nouveau régime, certains à cause de l’esprit démocratique qui les avait imprégnés lors de la campagne d’Amérique (ils furent moins nombreux qu’on ne le pensait, la thèse de G. Bodinier l’a montré), quelques-uns par souci de conserver une place qui leur permettrait d’intervenir dans la vie politique, d’autres enfin parce que, quel que fût le régime, il convenait de défendre la France contre ses ennemis héréditaires , le Prussien et l’Autrichien.2. Les volontaires de 1791L’Assemblée constituante, tout en donnant au roi le commandement de cette armée, avait pris des mesures pour pouvoir la contrôler. Elle le fit encore plus étroitement au moment de la fuite du roi, où des commissaires furent envoyés aux armées pour leur faire prêter un serment de fidélité. Ce fut cette fuite du roi qui produisit la création d’une nouvelle armée, celle des bataillons de volontaires nationaux de 1791. Quelque temps avant la fuite du souverain, puis au moment de l’événement, des volontaires issus de la Garde nationale s’étaient levés pour défendre le régime contre une attaque éventuelle des puissances européennes. L’Assemblée légalisa ces levées et demanda aux départements de fournir 100 000 volontaires.Les plus gros contingents et les plus rapidement fournis le furent par les départements frontières et par ceux de la Seine, de la Seine-et-Marne ou de Rhône-et-Loire; certains, comme dans la région aquitaine ou dans celle du Massif central avaient été, en grande partie, exceptés; ceux du Finistère et des Côtes-du-Nord, où les effets de la politique religieuse se faisaient sentir, donnèrent moins qu’on avait espéré. Au total, ce fut une troupe jeune – plus des trois quarts avaient moins de vingt-cinq ans – formée plus souvent d’artisans que de paysans. Dans le 1er et le 2e bataillon d’Ille-et-Vilaine, par exemple, des bouchers, des boulangers, des tailleurs d’habits et des tisserands voisinaient avec des clercs de procureurs et des étudiants. Troupe encadrée par des bourgeois, mais marquée encore par le «compromis» tenté avec l’aristocratie libérale: des nobles encadrèrent les bataillons aux côtés d’avocats, de notaires, de procureurs, d’huissiers, de greffiers et de quelques artisans (menuisiers, peintres ou charpentiers). Un Jean François Cornu de la Poype, fils du comte de Serrières, baron de Corsant, ancien officier de l’armée royale, fut lieutenant-colonel du 2e bataillon de Seine-et-Oise tandis que le négociant Jean Lalanne se trouva placé à la tête du 3e bataillon des Basses-Pyrénées. Tout distinguait cette armée nouvelle de l’armée royale: l’habit aux couleurs nationales, la paye plus élevée, la discipline s’accordant à des citoyens qui, engagés pour une campagne, se considéraient, sous l’habit militaire, comme des membres du peuple «souverain». Les chefs étaient élus par la troupe mais, il est vrai, sous la surveillance des autorités municipales ou départementales. Le bataillon une fois formé, le drapeau béni, un aumônier était élu; il serait comme «l’œil et l’oreille» des officiers municipaux restés au pays.3. La patrie en dangerLa guerre déclarée le 20 avril 1792, la France fut bientôt envahie par les Autrichiens et les Prussiens. Les premiers combats se soldèrent par des défaites et les troupes, criant à la trahison, se débandèrent. De mai à décembre, et parfois jusqu’au début de 1793, de nouvelles levées de volontaires furent ordonnées. Point culminant: le 11 juillet, la patrie fut «déclarée en danger». Aux volontaires se joignirent des «fédérés» venus pour défendre Paris et qui, ayant participé à la chute de la monarchie, s’en allèrent parfois vers les frontières. Des compagnies et corps francs levés par des particuliers ou des généraux, des légions formées de patriotes étrangers s’unirent à eux sur les chemins qui menaient à l’Argonne ou à la frontière du Nord. Combien furent-ils? L’historien hésite encore à le dire tant les rôles d’engagement ou les états et situations lui manquent parfois. Le chiffre de 200 000 hommes semble être une estimation proche de la vérité.La levée des volontaires de 1792 se fit ici dans l’enthousiasme, là dans la résignation, ailleurs s’accompagna de refus, parfois même d’un embryon de révolte. Les départements frontières donnèrent beaucoup, la Haute-Saône eut le record des engagements: huit bataillons formés en quatre jours! À Paris, le futur canonnier Bricard raconte: «Le 3 septembre, nous nous assemblâmes à l’effet de savoir combien nous étions décidés à partir. Plusieurs y amenèrent leurs frères, d’autres, leurs amis. J’étais convenu avec mon frère Honoré de partir seul, lui resterait à Paris pour consoler notre chère mère. Il voulut, contre mes intentions, s’enrôler avec moi [...]. Arrivés à la barrière Saint-Martin, il fallut se rendre chacun à son poste; les femmes rentrèrent dans Paris, la larme à l’œil, et nos charretiers fouettèrent les chevaux. Les plus fous d’entre nous se mirent à chanter des chansons patriotiques.»Cette «ivresse patriotique» ne fut pas générale. Dans l’Ouest, dans le Centre et dans les Pyrénées, les bataillons se formèrent lentement et avec bien des difficultés. Les motifs furent divers et s’entrelacèrent les uns les autres sans qu’il soit toujours possible à l’enquêteur d’en établir une hiérarchie. Il y eut l’action des prêtres réfractaires auprès des communautés paysannes; ainsi, en Bretagne, à Ploërmel comme à Josselin, l’autorité responsable dénonça-t-elle «les travaux hélas trop fructueux des infâmes calotins et de leurs adhérents et valets». Le poids de la terre joua un rôle souvent dominant: la culture des champs réclamait tous les bras, sans eux la terre périrait, que deviendrait la patrie? Les pauvres rejetèrent la «contribution» sur les riches: les fils de ceux-ci pouvaient partir, il leur resterait suffisamment d’argent pour acheter des domestiques pour labourer ou moissonner, alors que le petit propriétaire ou le métayer ne pouvaient songer à engager de tels frais. Ailleurs, les paysans dirent qu’ils voulaient bien défendre la patrie mais en... restant au pays, leur territoire étant sous la menace éventuelle de l’étranger. Ainsi, à Abriès dans les Hautes-Alpes, les villageois prétendirent que «leurs bras pouvaient être plus utilement employés dans le pays qu’ailleurs...». Partir, c’était mourir déjà et des «volontaires» sur le chemin des frontières seront pris par la «nostalgie», notre moderne dépression. Enfin, pour expliquer cette réticence ou ce refus vis-à-vis du volontariat, il y avait le vieux réflexe du rejet de l’État, quel qu’il fût, s’insinuant dans la vie locale pour la dominer et exiger de trop fortes contributions. Tous ces motifs se retrouveront de 1792 à la réquisition de 1793 et à la conscription de 1798, conduisant certains à l’insoumission ou à la désertion.Faute de volontaires en nombre suffisant dans certaines régions, on procéda au tirage au sort, méthode honnie qui rappelait l’Ancien Régime et la milice. Ailleurs, ce furent les assemblées de village qui désignèrent, par élection, «le ou les volontaires». Les communes «tièdes» ou contre-révolutionnaires cherchèrent ainsi à se débarrasser des éléments patriotes; les communes patriotes, des contre-révolutionnaires. Les hommes désignés se cachaient ou achetaient un remplaçant. Les communes en vinrent à faire des collectes ou à ouvrir leur caisse pour trouver les volontaires. On offrit des primes variant de 100 à 500 livres.4. 1792: une armée populaireLes volontaires de 1792 – une enquête menée dans les registres de contrôle des troupes le montre – étaient en moyenne plus jeunes que ceux de 1791: parmi les moins de vingt-cinq ans qui formèrent les trois quarts du contingent, près de 15 p. 100 avaient moins de dix-huit ans. On comptait toutefois des hommes d’âge mûr et la pyramide des âges s’étala: près de 7 p. 100 des volontaires de 1792 avaient dépassé trente-six ans. Plus jeunes, les volontaires de 1792 n’étaient pas tous des hommes faits et leur taille était souvent plus réduite que celle de leurs devanciers: 64 p. 100 mesuraient 1,67 m ou moins. La misère ou la pauvreté qui étaient le lot du plus grand nombre s’opposaient aussi au développement d’une forte constitution. Ainsi, dans la Manche, dut-on retirer du contingent 154 volontaires jugés trop faibles physiquement et 286 de trop petite taille. Les officiers, élus comme en 1791, avaient dans l’ensemble une origine sociale moins élevée que celle des volontaires de 1791. Parmi les membres de la petite bourgeoisie, plus nombreux furent les clercs, commis ou employés de bureau que les avocats, les avoués ou les médecins. Les nobles disparurent presque; on en trouve encore en Dordogne ou dans les Basses-Alpes. Par contre, le nombre des artisans et des paysans qui encadrèrent cette levée se gonfla et, quelquefois, ils furent des militants politiques, si bien qu’on a pu parler, non sans quelque exagération, d’une armée de sans-culottes. Moins disciplinés que ceux de 1791, encadrés par une minorité d’anciens soldats ayant atteint le grade de caporal, au mieux celui de sergent, discutant les ordres, se méfiant des chefs aristocrates, pourchassant le suspect, le massacrant quelquefois, donnant ici et là la main aux taxateurs – on le voit dans le Tarn, l’Aveyron et la Lozère –, mettant à mal, comme dans le Sud-Est, les prêtres réfractaires, ces volontaires apparurent aux généraux comme des hommes qui les gêneraient plus qu’ils ne les aideraient dans la guerre. Les adversaires en jugèrent de tout autre manière, qui les décrivirent comme une «masse agissante», les impressionnant par leur ardeur à combattre. Le Prussien Laukhard voyait dans cette ardeur l’effet du patriotisme: «Sans doute, ils n’étaient pas tirés au cordeau, aussi astiqués, aussi dressés, aussi habiles à manier le fusil et à marcher au pas que les Prussiens, mais ils étaient dévoués corps et âme à la cause qu’ils servaient [...]. Presque tous ceux que j’ai connus alors savaient pour qui et pour quoi ils se battaient et se déclaraient prêts à sacrifier leur vie pour le bien de leur patrie.»5. De la levée des 300 000 hommes à la levée en masseEn février 1793, la France révolutionnaire qui de la défensive – Valmy – était passée à l’offensive – Jemmapes – et commençait à conquérir la Belgique et la Savoie se heurta à une première coalition qui réunit, avec l’Autriche et la Prusse, l’Angleterre et la Hollande, puis en mars l’Espagne et la plupart des États italiens. Durant l’hiver, des volontaires arguant que leur contrat d’une campagne était venu à expiration retournèrent chez eux. Les effectifs fondaient au moment même où la France avait le plus pressant besoin de troupes nombreuses. La Convention rappela aux volontaires que le service militaire de tous les citoyens était un devoir et qu’ils devaient rester sous les drapeaux jusqu’à la paix. Le 24 février, la Convention ordonna une levée supplémentaire de 300 000 hommes. Voulant que cette levée fût «égalitaire», elle exigea beaucoup des départements qui jusqu’ici avaient moins fourni d’hommes que d’autres, en comparaison de leur population.Le gouvernement maintint le volontariat. Au cas où les volontaires ne seraient pas assez nombreux, les citoyens des communes étaient tenus de compléter le contingent, et pour cet effet d’adopter le mode qu’ils trouveraient le plus convenable, à la pluralité des voix. C’était là encore laisser les populations libres de choisir les volontaires. Il en résulta bien des mécomptes. Ici, on procéda à l’élection, là au tirage au sort des volontaires, partout le remplacement fut autorisé, ce qui indigna les pauvres: le sang du riche était-il autre que celui du pauvre? Carnot dénonça cette situation: «Des hommes s’accoutument à se vendre comme du bétail et ils font métier de déserter pour se vendre cinq à six fois dans divers bataillons et des gens robustes désignés pour partir se font remplacer par des boiteux, des crapuleux, des gens perdus de mœurs.» L’enquête que nous avons menée confirme que ces volontaires, âgés pour la plupart de dix-huit à vingt-cinq ans, moins robustes que ceux des levées précédentes, furent d’un état social modeste. En Seine-et-Oise, par exemple, sur un contingent de 1 268 hommes, 65 p. 100 étaient des paysans: journaliers, charretiers, batteurs en grange, vachers, bergers ou muletiers. À l’été de 1793, le contingent n’était pas entièrement rassemblé et le ministère l’estimait à 150 000 hommes.Cette nouvelle levée déclencha l’insurrection de l’Ouest, auquel on avait demandé une forte contribution. Il y eut aussi des révoltes qui, pour être moins importantes, mirent du temps à se calmer: ce fut le cas des départements de l’Indre-et-Loire, de la Vienne, de la Haute-Loire et de l’Aveyron. Par contre, la Meurthe, le Doubs et la Haute-Saône fournirent assez rapidement et sans grandes difficultés leurs bataillons.6. La levée en masseQue tous les Français, sans exception, se dressent et s’abattent sur l’armée adverse, le nombre, l’enthousiasme suppléeraient au manque de technique militaire, et en quelques semaines, sinon en une journée – certains le prétendirent –, la Révolution en finirait avec la coalition! L’idée d’une levée en masse qui parcourut les sections, les sociétés populaires et la Convention, à l’été tragique de 1793, apparut dès le printemps de 1793. On en trouve trace dans les archives parlementaires au moment où l’on apprenait la trahison du général Dumouriez: «Il faut prendre une mesure gigantesque, dit une adresse à la Convention. Que tous les Français se lèvent et marchent à la fois...». «Il faut lever immédiatement un million de défenseurs de la patrie, ajoutait la section des Quatre-Nations, et les armer d’un poignard et d’un bouclier.» Face à la révolte vendéenne et à celle des «fédéralistes», au milieu de la consternation qui accompagna le meurtre de Marat, l’exigence de cette levée en masse s’accentua. Le grenadier Pocral, du 9e bataillon de la Seine-Inférieure, écrivait le 24 juillet: «Un départ en masse pour venger Marat doit se produire dans toute la France.» Cette levée se réalisa spontanément dans les régions proches des frontières. Un sous-lieutenant de l’armée du Rhin attestait: «Il nous vient du monde en quantité, tous les départements se portent ici, de 25 à 30 000 hommes que nous étions, il y a quinze jours, notre armée peut se porter aujourd’hui à 130 000, à la vérité très peu expérimentés pour la plupart, mais brûlant généralement du désir d’en venir à l’arme blanche avec nos ennemis.»Levée en masse , mots magiques, mythe: le terme de masse évoquait chez les sans-culottes non seulement le nombre mais la communauté de pensée des patriotes: «masse terrible de tous les sans-culottes, se formant en colonnes républicaines pour couvrir le sol de la liberté». Le terme de levée en masse remémorait le geste du colosse qui, sur les estampes populaires, symbolisait la France révolutionnaire: se dressant brusquement, il se débarrassait de ses chaînes, dispersant d’un revers de la main ces lilliputiens qu’étaient les mercenaires des rois. Le 16 août, une députation des représentants des départements vint dire à la Convention: «Le peuple ne veut plus d’une guerre de tactique, où les généraux traîtres et perfides sacrifient impunément le sang des citoyens [...]. Que la grande et universelle affaire des Français soit de sauver la République.»Le 23 août 1793, la Convention décréta: «Dès ce moment jusqu’à celui où les ennemis auront été chassés du territoire de la République, tous les Français sont en réquisition permanente pour le service armé. Les jeunes gens iront au combat; les hommes mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances; les femmes feront des tentes et serviront dans les hôpitaux; les enfants mettront le vieux linge en charpie; les vieillards se feront porter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers, prêcher la haine des rois et l’unité de la République.» Ce décret, qui inspire encore de nos jours la loi sur le service national , mobilisait bien la nation tout entière. Certes, le service aux armées ne touchait que les célibataires et les veufs sans enfants de dix-huit à vingt-cinq ans, mais tous les autres citoyens étaient appelés à concourir, sur leur lieu de travail ou d’habitation, à la défense nationale. Ce ne fut pas un vœu pieux: à Paris et dans les principales villes de province, des artisans furent réquisitionnés pour fabriquer les fusils et les canons. Dans la capitale, on les forgeait sur les places publiques ou sur des bateaux amarrés aux quais de la Seine. Des sociétés féminines se réunirent pour fabriquer des vêtements, tandis que les cordonniers de la République fournirent les chaussures nécessaires aux soldats. Tous étaient requis pour la quête et la fabrication du salpêtre. La réquisition des jeunes gens n’était pas une conscription au sens où nous l’entendons: si le service militaire était obligatoire, sa durée n’était pas fixée, seule la paix en marquerait le terme, paix que l’on espérait proche et qui serait suivie d’une démobilisation générale.La réquisition bouscula les habitudes: plus de tirés au sort, plus d’exemptions sinon celles que reconnaissait la loi pour infirmité ou pour des cas d’utilité sociale, plus de remplacement, tous les jeunes devaient partir. Mais pourquoi seulement les jeunes, interrogèrent certains, et seulement les hommes sans charge de famille? «Tout ou rien», tel fut le mot d’ordre en Haute-Marne, où les jeunes dirent que la levée devait porter sur tous les hommes aptes à porter les armes. Derrière cette revendication se dissimulaient d’autres raisons déjà évoquées, la peur de manquer de bras pour la culture de la terre notamment. Si la réquisition s’effectua dans l’enthousiasme à Paris, par exemple, il y eut à nouveau des insoumis. Pour vaincre le refus, le gouvernement révolutionnaire employa tout à la fois la terreur (garnisaires campant chez les récalcitrants, colonnes mobiles sillonnant le pays pour capturer les réfractaires) et la persuasion. Les sociétés populaires aidèrent les représentants en mission à enseigner le sens du combat. Aux pauvres qui réclamaient de l’aide pour remplacer leurs fils, la Convention répondit en accentuant la politique d’assistance aux militaires et à leurs parents. On a souvent prétendu que ces lois n’avaient jamais été appliquées, faute de temps et de moyens; les représentants en mission, tel Saint-Just, ou les sociétés populaires parvinrent, en fait, à lui donner une réalité. À Paris, les sections firent des collectes pour les militaires et versèrent régulièrement des dons à leurs familles. Il en fut de même, çà et là, en province, où certains gros fermiers s’habituèrent, sous la pression des Jacobins, à fournir des secours aux cultivateurs pauvres privés des bras de leurs fils. Les veuves des volontaires furent aidées pour le paiement de leur loyer et pour l’achat des denrées de première nécessité. Les orphelins furent adoptés par la nation et certains placés à l’école qu’organisa Léonard Bourdon. À tous les vétérans des armées, la République promit une place aux Invalides ou un emploi dans la fonction publique dont ils pourraient cumuler le salaire avec leur pension, enfin une distribution de biens nationaux.7. L’amalgame et l’encadrementL’amalgame des anciennes troupes royales avec les bataillons de volontaires et de requis, voté en février 1793, commença à être appliqué: l’armée aurait le même uniforme, la même paye, une identique discipline et un recrutement et une promotion de ses cadres fondés sur l’élection et sur l’ancienneté de service. Les unités devaient peu à peu se mêler au sein des demi-brigades qui se substituaient aux régiments. Le gouvernement révolutionnaire s’aperçut vite de l’insuffisance de l’encadrement: on écartait les nobles suspects, on les remplaçait par des roturiers patriotes, braves mais sans instruction, ce qui conduisait certes à des victoires, mais coûteuses en hommes. Le Comité de salut public décida, au début de 1794, une vaste enquête sur les «talents» des militaires, ordonna que seuls ceux qui savaient lire, écrire, compter, dresser des plans seraient à même de devenir sous-officiers et officiers. Se réservant un tiers des nominations de ces cadres et toutes celles des généraux, le gouvernement commença à placer à la tête des unités des hommes ayant quelque expérience de l’art de la guerre. Il en résulta qu’à la fin de la Convention montagnarde l’armée de la Révolution devint habile technicienne, capable d’accomplir le combat interarmes, de se déployer en ligne, de se ramasser en colonnes d’attaque et de se former en carrés de défense.L’instruction des cadres était une nécessité militaire, c’était aussi une nécessité politique. Le décret du 15 février 1794 qui instituait l’obligation de savoir lire et écrire pour les cadres expliquait: «Pour que le soldat obéisse, il faut qu’il sache aujourd’hui que c’est à la loi [...]. Pour que le soldat soit brave, il faut qu’il soit content; pour qu’il ne murmure jamais, il faut qu’il sache qu’on ne lui fait aucun tort: c’est avec la loi qu’on le lui démontre; il faut donc que le caporal même qui commande et qui compte avec lui sache lui lire la loi qui devient leur règle commune et leur juge.»8. Le soldat de l’an II, un citoyen modèleL’idée de régénérer l’homme et le citoyen est au cœur de la Révolution française. Des siècles de «féodalisme», disait-on, avaient souillé les Français des vices propagés par l’aristocratie. La Révolution enlèverait peu à peu ces macules, l’homme retrouverait la pureté de ses origines et deviendrait un citoyen vertueux sans lequel il n’est point de République. Cette mission proposée à la Révolution le fut tout aussi bien par les sans-culottes et les Jacobins que par les députés de la Convention. L’école publique pour les enfants, les sociétés politiques pour les adultes seraient les lieux de l’éducation civique. L’armée ne pouvait-elle pas être, elle aussi, un espace de formation pour les citoyens, une pépinière de citoyens présentés aux autres comme des modèles? Cette proposition était déjà celle du Girondin Buzot, qui déclarait à la Convention, le 14 février 1793: «Il semble que l’élite de la nation soit dans l’armée [...]. Que les autres citoyens se modèlent sur de si beaux exemples et la chose publique est sauvée.»Si les Montagnards voulurent que l’armée devienne un lieu où étaient lus et commentés les lois ainsi que les débats à la Convention, c’est qu’ils étaient d’abord aux prises avec deux dangers: celui du «généralat», de la dictature militaire d’un chef s’emparant de l’esprit de ses hommes; celui des factions, et tout particulièrement de celle des «hébertistes» qui avaient pénétré l’armée où ils distribuaient Le Père Duchesne . Les Montagnards eurent, au-delà de ces contingences politiques, la volonté d’utiliser l’armée, forte de près d’un million d’hommes, et de la transformer en une vaste école de civisme. L’étude des adresses lues à la Convention, des discours faits en réponse par les Montagnards aussi bien à l’Assemblée qu’au sein des troupes par l’intermédiaire des représentants en mission, enfin l’examen des catalogues d’actes héroïques que les Jacobins firent confectionner nous renseignent sur ce que devait être la régénération entreprise.«Bon fils, bon père, bon ami» à l’exemple du sans-culotte, le militaire devait particulièrement veiller à se tenir loin des ribaudes, fléau de l’armée, viciant de leur «venin» les soldats et leur descendance à venir. On savait le militaire trop souvent «en gaieté avec la bouteille», on lui donna en exemple le citoyen sobre, austère, retenu. Désintéressé, le vertueux soldat citoyen regardait «comme indigne d’un républicain le calcul des avantages en argent que pouvait lui procurer l’honneur de combattre pour la liberté». Homme du peuple vertueux par son labeur, le citoyen ne volait pas, le militaire ne devait pas dépouiller l’ennemi à terre de son argent, mais de ses armes. Généreux, il devait donner le peu qu’il avait pour soutenir les pauvres et partager avec les populations qu’il délivrait le «pain noir de la liberté». Magnanime, il commandait à sa violence et épargnait l’ennemi, du moins quand celui-ci n’était pas l’Anglais abhorré auquel on avait juré une guerre sans merci. Fuyant l’intrigue et la cabale, il était loyal et franc. De la régénération du soldat en tant qu’homme, on en vint ainsi à la formation du citoyen.Le chef devait donner l’exemple «de la probité, de la sobriété, de la fraternité, de l’application dans ses devoirs». Le chef, magistrat, nommé par la Convention au nom du peuple souverain, devait être pour cela même obéi, à condition toutefois d’honorer sa fonction, sinon le devoir du soldat, comme celui du citoyen, était de le dénoncer. La vigilance à l’égard des chefs fut une vertu civique.Parmi ces citoyens modèles, le héros réalisait la quintessence des vertus civiques: oublieux de lui-même jusqu’à l’abnégation la plus totale, il ne pensait qu’à l’intérêt général. Cet intérêt général qui ne devait pas être la somme des intérêts particuliers était dicté par la Convention, représentant la souveraineté nationale. En obéissant aux lois, le militaire obéissait à lui-même, partie du souverain. Dans les circonstances tragiques que connaissait la patrie, il devait accepter même de se dépouiller d’une partie de ses droits au profit de la collectivité représentée par l’État. Ainsi, voulut-on le convaincre de la nécessité de diminuer la part de l’élection dans la nomination de ses chefs. Sous un gouvernement révolutionnaire, le bon citoyen se définissait avant tout par son obéissance aux lois, sa soumission au pouvoir et l’accomplissement de son devoir; ces qualités militaires par excellence étaient montrées en exemple aux civils.Par les chansons, les mots d’ordre donnés à l’armée, par le théâtre comme par la presse, par les fêtes civiques auxquelles ils se trouvaient mêlés, les soldats de l’an II reçurent ce message des Jacobins. Dire qu’ils le comprirent toujours et l’appliquèrent sans faillir serait trahir la vérité. Toutefois, on remarque dans la correspondance de ces militaires, comme plus tard dans les mémoires qu’ils écrivirent, que certains d’entre eux y furent sensibles. En majorité, ils conservèrent longtemps, jusqu’à l’Empire, une partie de l’enseignement donné: avec la liberté de la terre débarrassée du «joug seigneurial», l’égalité «sainte» et l’unité de tous les anciens membres du tiers état dressés contre l’aristocratie.9. De l’armée des soldats citoyens à l’armée des coups d’ÉtatPourtant, ce furent ces soldats, s’honorant du titre de citoyen, qui participèrent aux coups d’État dont fut émaillée la vie politique du Directoire, jusqu’à faire s’effondrer la République, et qui donnèrent le pouvoir à un de leurs généraux. À cette situation il y a plusieurs explications et d’abord celle d’une démission progressive du pouvoir face aux généraux. Le Directoire s’efforça bien de contrôler l’armée par l’envoi de commissaires chargés de veiller à la direction des territoires occupés, de surveiller l’approvisionnement de l’armée et de dénoncer les généraux indisciplinés. En fait, les généraux étaient trop indispensables au Directoire pour qu’il pût songer à les tenir étroitement: ceux-ci lui apportèrent, avec l’or des pays conquis, la force des baïonnettes pour lutter contre les royalistes, notamment lors du coup d’État du 18 fructidor an V (4 sept. 1797). Les commissaires aux armées furent rappelés et les soldats tombèrent sous la coupe de leurs chefs. Chacun des généraux qui commandaient une armée s’empara de l’administration, de la justice, des finances, du recrutement et de la promotion des cadres. Chaque armée fut la cliente de son chef. Les généraux profitèrent aussi de l’éloignement de leurs troupes, de plus en plus coupées des réalités nationales, pour reporter sur leur personne la charge affective qu’avait eue la patrie. Par une habile propagande qui entretint l’hostilité dans les demi-brigades contre des «pékins», des «avocaillons», des «politiciens» prêts, disaient-ils, à toutes les compromissions pour sauver leur place, ces généraux se vantèrent d’être les seuls désormais à incarner la nation révolutionnaire. Avant même le coup d’État du 18 brumaire, certains de ces généraux songeaient à s’emparer du pouvoir. Ils avaient manipulé les néo-Jacobins lors du coup d’État parlementaire de prairial an VII (18 juin 1799), ils comptaient bien recommencer. Au lendemain du 18-Brumaire, Bonaparte savait qu’il aurait à compter avec l’opposition d’un Bernadotte proche des Jacobins, ou avec un Moreau contacté par les royalistes.10. La conscription, du Directoire au premier EmpireAvant de disparaître, le Directoire avait voté en janvier 1798 la loi de la conscription, qu’il légua comme bien d’autres mesures au Consulat. Cette loi, présentée par Jourdan, prévoyait chaque année l’appel sous les drapeaux des jeunes gens. Tous les Français d’«âge militaire», c’est-à-dire âgés de vingt ans révolus, devaient être inscrits ensemble , c’est-à-dire conscrits, sur les tableaux de recrutement de l’armée; ils y restaient inscrits jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans. Tous les Français nés la même année formaient une classe , la première à partir étant formée des plus jeunes. Le service durait cinq ans. Comme on espérait ne pas avoir besoin de tous les conscrits, seuls les plus jeunes de la classe appelée partiraient. Le système fut très vite vicié par le tirage au sort qui désigna ceux qui iraient sous les drapeaux et par le remplacement qui permettait, en achetant un homme, d’échapper à la conscription. Celle-ci suscita, plus que la réquisition, des refus, des insoumissions et des révoltes.Le Consulat et l’Empire reprirent dans ses grandes lignes la loi Jourdan, y ajoutant des règlements administratifs pour son application. Le nombre des conscrits et l’appel d’une ou de plusieurs classes furent d’abord fixés par le corps législatif, puis, à partir de 1805, par l’empereur sous forme de senatus-consulte. La loi répartissait le contingent entre les départements. Les conseils généraux indiquaient le contingent de chaque arrondissement, l’arrondissement aux communes, et c’étaient en dernier ressort les municipalités qui présidaient aux opérations de la conscription et notamment à l’établissement du conseil de révision qui se prononçait sur les exemptions. Devant la multiplication des exemptions de complaisance, les municipalités perdirent leurs attributions et ce furent les préfets et les sous-préfets qui eurent la haute main sur la conscription. Dès 1800, d’ailleurs, une circulaire ministérielle leur avait appris que c’était là la première de leurs missions et que ce serait sur elle qu’ils seraient jugés.En 1803, 174 000 hommes des classes de 1792 à 1799 avaient été maintenus sous les drapeaux et, à partir de 1805, la pratique se généralisa, si bien que le conscrit s’en allant rejoindre une unité ne savait jamais combien de temps durerait son service. En 1805, et plus encore en 1811, on usa du rappel des classes anciennes et on anticipa sur le départ des classes nouvelles. Le bon numéro tiré – le plus éloigné du chiffre 1 – ne garantissait plus contre un prompt départ.La contribution demandée à la France fut relativement légère, mais le chiffre des levées alla en augmentant, passant de 113 000 hommes en 1805 à 165 000 en 1806 et à plus d’un million pour celles de 1812 et 1813. Au total, ce furent 2 millions d’hommes qui s’incorporèrent aux régiments, soit 37 p. 100 des mobilisables et 7 p. 100 de la population totale. Conscription inégalitaire, elle pesa plus sur l’Ariège que sur la Seine, par exemple, moins sur les départements du Sud que sur ceux du Nord. À l’intérieur d’un département, il y eut des disparités entre les cantons: dans le Calvados, le canton de Honfleur fournit plus de soldats par rapport à sa population que celui, voisin, de Coulibeuf. Si certaines villes comme celles de la Sarthe ou de la Haute-Loire donnèrent plus que les campagnes, d’autres, dans la Seine ou la Loire, contribuèrent moins. Inégalité aussi selon les classes sociales: le pauvre partit plus que le riche capable d’acheter un remplaçant 5 000 francs, voire, en certaines époques, 10 000 francs, soit dix fois le prix d’un champ d’oliviers dans le Midi! Le fils du bourgeois ne songea pas toujours à fuir la conscription. À Paris, des fils de négociants ou de rentiers furent même volontaires: prestige persistant de la carrière militaire hérité d’un temps où elle était l’apanage de la classe aristocratique, prestige renforcé encore par la politique de Napoléon à l’égard des officiers.Les insoumis furent plus nombreux dans certaines régions que dans d’autres: dans le Nord longtemps habitué à racheter le service, dans l’Ouest récemment insurgé, dans le Massif central ou les Pyrénées, pays de petits propriétaires qui voulaient garder une main-d’œuvre indispensable, dans les départements aquitains ayant une longue tradition de rébellion contre l’État centralisateur. L’insoumission se généralisa avec la crise de 1811, le divorce de la bourgeoisie avec le régime et l’opposition du clergé suscitée par la papauté. L’insoumission avait connu avant 1811 une période de rémission. C’est que Napoléon avait peu à peu parfait la machine conscriptionnelle héritée de la République. En 1811, «une situation des réfractaires et des déserteurs existant dans les départements», dressée par le ministère, annonçait que le nombre des réfractaires était passé de 68 000 à 9 000 hommes. Dans les années suivantes, l’empereur crut la machine si parfaite qu’il lui demanda encore plus, jusqu’au désastre final. Des milliers et des milliers de jeunes prirent l’habitude de rejoindre les camps et Napoléon touchait d’assez près la vérité lorsqu’il déclarait à Sainte-Hélène: «Il n’y avait plus que les mères qui s’affligeassent encore de la conscription; et le temps serait venu où une jeune fille n’eût pas voulu d’un garçon qui n’aurait pas versé sa dette envers la patrie...»Armée nationale, elle devait être un creuset où l’Alsacien se rencontrant avec le Provençal, celui-ci avec le Normand ou avec le Languedocien, tous se verraient d’abord Français. Toutefois, l’armée perdit à la fin de l’Empire ce caractère exclusivement national, Napoléon faisant de plus en plus appel à des contingents de pays vassaux pour former sa Grande Armée.Ces soldats apprirent le plus souvent leur métier en marchant, maniant un fusil qui datait de 1777 et qui n’avait qu’une portée de 200 mètres, tirant 4 balles en 3 minutes. Si l’infanterie resta, comme sous la Révolution, la reine des batailles, la proportion de la cavalerie et de l’artillerie employées s’accrut sans cesse: 4 pièces de canon, par exemple, pour 1 000 hommes. La Grande Armée fut constituée en corps, unités tactiques rassemblant infanterie, artillerie et cavalerie légère, aux ordres d’un maréchal. La cavalerie lourde servait aux coups de boutoir après la forte préparation d’artillerie et, ensuite, à la destruction finale de l’ennemi enfoncé par l’infanterie. La Garde impériale, formée de 8 000 vieux soldats, était une masse de manœuvre que Napoléon employait aux moments les plus critiques.11. Les officiers de Napoléon et l’honneurLes cadres furent à plus de 80 p. 100 des officiers sortis du rang, devant l’épaulette à leur bravoure et à leur ancienneté de service au cours des guerres de la Révolution. Napoléon voulait que leur nombre diminuât progressivement au profit des jeunes officiers sortis des écoles militaires, comme celles de Saint-Cyr ou de Polytechnique. Il désirait non seulement disposer d’officiers bien au fait des techniques militaires, mais aussi se servir d’eux pour parfaire son projet politique d’une «réunion des partis», c’est-à-dire d’un mélange de l’ancienne élite noble et de la nouvelle, la bourgeoisie issue en grande partie de la Révolution. Le corps des officiers serait un creuset pour la société des notables qu’il allait créer. Il y avait plus encore: Napoléon savait bien, en réaliste qu’il était, que cette société des notables devait avoir pour base la fortune, mais il se méfiait de cette richesse: «La richesse, disait-il au moment du Consulat, est en premier lieu le fruit du vol et de la rapine. Qui est-ce qui est le plus riche? L’acquéreur de domaines nationaux, le financier, le voleur? Comment fonder sur la richesse ainsi acquise une notabilité?» Dans la société comme atomisée par la Révolution, où les individus se lançant dans une recherche effrénée du profit ne songeaient qu’à leurs intérêts personnels, des cadres, une hiérarchie étaient nécessaires; il fallait donner une morale, un ressort à la société tout entière: n’était-ce pas dans les camps que l’on trouvait conservé, renouvelé le principe d’honneur, la vertu du sacrifice personnel à la collectivité qu’incarnait désormais Napoléon. Officiers, les jeunes notables apprendraient cet honneur et le transmettraient dans la suite de leur vie à leurs proches, à leurs clients, au peuple tout entier. Les institutions, comme celle de la Légion d’honneur, transposèrent dans la réalité la substance des discours sur la vertu militaire et civile prononcés dans les écoles militaires.12. Les officiers, des notablesCes officiers qui étaient appelés à jouer dans l’Empire le rôle jadis dévolu aux soldats dans la République, celui de modèles, devaient être considérés comme des notables quand bien même leur fortune n’atteignait pas celle des Perier ou des Richard-Lenoir, les capitalistes de l’époque. Napoléon leur donna donc un statut qui les plaça au premier rang de la société. Statut juridique: les lois qui gouvernèrent la condition des officiers étaient sur bien des points différentes du statut des simples citoyens dans le domaine de la justice, dans celui du régime matrimonial, dans celui des contributions, dans la défense enfin de leurs propriétés. Statut économique: si le traitement d’un lieutenant ou d’un capitaine était modeste, il s’y ajoutait des dons puisés dans le trésor de l’armée, des concessions de terres ou des émoluments liés à l’appartenance à l’ordre de la Légion d’honneur ou de la noblesse d’Empire, des «privilèges» indirects comme celui d’obtenir des bourses dans les écoles pour leurs fils, des places à l’école de la Légion d’honneur pour leurs filles. Parvenus aux grades de colonel ou de général, ces officiers étaient tirés du besoin et l’on sait les fortunes – «les comptes fantastiques» – des généraux et des maréchaux d’Empire. À la retraite, l’officier était assuré d’une place aux Invalides ou dans un des deux camps de vétérans où des domaines lui étaient attribués, et d’une pension qu’il pouvait cumuler avec celle d’un emploi civil; en 1811, un décret impérial leur donnera même la préférence pour certains emplois dans les bureaux de l’administration civile. Le Code des honneurs et préséances rédigé par Napoléon réserva enfin une place de choix aux officiers: dans les cérémonies, un général de division passait avant un préfet, un général de brigade avant un sous-préfet et les simples officiers de garnison pouvaient disputer le rang aux membres des cabinets de l’administration préfectorale.13. Les généraux de NapoléonÀ côté des briscards issus des armées de la Révolution, il y eut ainsi une minorité, certes, mais une minorité qui s’enfla peu à peu, de jeunes officiers issus des meilleurs familles. Ils furent commandés par des généraux eux aussi originaires des milieux de la moyenne bourgeoisie ou – pour un quart – de la noblesse ancienne. Souvent instruits de leur art sous la Révolution, ces généraux étaient des hommes encore jeunes – en moyenne quarante et un ans – sachant partager les périls de ceux qu’ils commandaient: Oudinot, par exemple, sera blessé vingt-trois fois. Bons tacticiens, excellents entraîneurs d’hommes, mais piètres stratèges, c’est ainsi qu’on les présente généralement; c’est oublier Lannes ou Davout, gênés parfois dans leurs initiatives par la volonté de Napoléon de tout contrôler, de tout diriger.Si certains de ces généraux et plus encore certains officiers subalternes conservaient, avec la nostalgie de l’an II, des sentiments républicains jusqu’à fomenter parfois des complots, tel celui de l’association secrète des Philadelphes, ils furent, pour la plupart, et avec eux les soldats, mais non sans grogne, dans la dévotion d’un Napoléon qui leur dispensait gloire, honneur et dons. Toutefois, avec l’âge, la multiplication des campagnes, une guerre qui ne semblait jamais devoir finir, beaucoup de ces généraux aspirèrent à la paix qui leur donnerait la possibilité de jouir enfin de leur fortune. Le «parti» des généraux et des maréchaux pèsera sur l’abdication finale.Il reste que presque tous les officiers, souvent demi-soldes sous la Restauration, se feront les propagandistes de l’épopée napoléonienne qu’ils joignaient à celle, «niveleuse et conquérante», de la Révolution. Ils transporteront dans la société civile le mythe napoléonien créé par Napoléon à Sainte-Hélène et seront parfois les militants d’un bonapartisme qui profitera plus tard au prince-président Louis-Napoléon.À observer cette armée de la Révolution et de l’Empire, l’enquêteur y décèle l’entrelacs de continuités et de ruptures avec l’armée des rois. Continuités: l’État d’Ancien Régime, à la veille de la Révolution, avait poursuivi une politique instaurée par Louis XIV pour transformer une armée de mercenaires en une armée de soldats plus proches de la nation. Cet État s’était aussi efforcé de mener à bien une œuvre centralisatrice qui faisait de l’armée une société qu’il contrôlait mieux qu’autrefois, un outil de guerre disposant de bureaux d’administration améliorés, de dépôts d’archives, de cartes et de plans qui serviront aux batailles à venir, d’écoles de formation mieux adaptées à l’évolution du combat, d’armements – fusils, canons – qui resteront ceux de la Révolution et de l’Empire. Ruptures et notamment dans la composition sociale des cadres et dans leur mentalité: il y eut, comme dans la société civile, une redistribution des rôles. À une armée encadrée trop exclusivement par la noblesse succéda une armée dont les officiers furent choisis en fonction moins de leur naissance que de leurs talents et de leurs mérites: officiers sortis de la moyenne et petite bourgeoisie, sous-officiers issus désormais plus largement de la paysannerie ou de l’artisanat. Tous n’avaient pas dans leur giberne le bâton de maréchal, ils pouvaient espérer l’obtenir beaucoup plus que jadis. La gloire des armes et l’honneur de servir, privilèges réservés à quelques-uns, devinrent le lot commun. La société d’ordres de l’Ancien Régime plaçait au premier rang, avec le clergé, la noblesse qui, par essence, était militaire. La société nouvelle fut elle aussi dominée par les valeurs militaires, mais par des valeurs que tous les Français pouvaient acquérir. Longtemps encore, à des degrés divers certes, la société française restera imprégnée par la mentalité venue des camps: la gloire des armes, pour reprendre les termes de l’historien René Rémond, paraîtra le bien suprême, la mesure du caractère.
Encyclopédie Universelle. 2012.